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Ouzbékistan/Kirghizistan
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Temps suspendu à  Samarcande

En Ouzbékistan, l’Histoire est là , palpable, aux coins des rues. La fantastique richesse architecturale du pays autoriserait même à  fermer les yeux sur la dictature du président Karimov, estime Novaà¯a Gazeta.

Un crépuscule doré. Des peupliers élancés. Un goudron si lisse qu’il sent presque le shampooing. Ce n’est pas pour nous que Tachkent s’est fait une beauté, mais pour les banquiers, diplomates et hommes d’Etat qui étaient dans “notre” avion. Venus à  une réunion de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), ils vont prendre leurs quartiers dans des hôtels brillant de tous les feux de leurs cinq étoiles. Quant à  nous, les invités du peintre ouzbek Akmal Nur, nous serons logés tout en haut d’un immeuble de Tachkent. Son atelier sera notre camp de base avant notre départ pour les vénérables Samarcande [ancienne Maracanda, capitale de la Sogdiane, satrapie de l’Empire perse] et Boukhara.

Sur ce chemin, nous allions croiser un derviche avec son bâton, les vêtements couverts de poussière ; des femmes aux mains délicates et aux yeux persans ; une jeune beauté, un coeur pur battant dans la poitrine, une rose à  la main. Mais pour l’instant ces personnages n’étaient que des créatures du monde poétique d’Akmal, jeune homme efflanqué, peintre-philosophe exposé en Inde comme en ex-Yougoslavie ou aux Etats-Unis. Nous étions assis autour de sa généreuse table avec ses amis, et, tout en dégustant du plov [plat national, riz pilaf à  la viande de mouton], nous devisions tranquillement. Sur le mur de l’atelier, l’horloge retardait de trois heures. C’était l’heure d’Akmal.

“La principale richesse de Boukhara, ce sont ses habitants”, affirmait Irina, qui vit à  Tachkent. Le teint mat, les cheveux coupés court à  la dernière mode, des vêtements européens, elle n’avait rien à  voir avec les mythiques Orientales des tableaux d’Akmal, aériennes, immatérielles...“Et les habitants de Samarcande, comment sont-ils ?” avons-nous demandé, circonspects. “Et ceux de la vallée de Fergana ? Et de Namangan ?” avons-nous ajouté, enhardis, en évoquant de façon ambiguà« les anciens points chauds du pays [o๠se sont produits les premiers conflits socio-ethniques, à  la fin de la perestroà¯ka]. “Si vous entrez dans une maison avec de la malice dans le regard, comment pensez-vous être accueillis ?” nous a-t-on rétorqué.

Dans cet atelier, nous avons été reçus la main sur le coeur. C’est ainsi qu’on se dit bonjour et au revoir en Ouzbékistan. C’est ainsi qu’un vendeur du bruyant marché de Samarcande nous a offert sa marchandise. C’est ainsi que nous a salués, dans les montagnes, un vieil homme à  dos d’âne, et nous nous sommes souvenus des paroles d’Irina.

Celui qui décide aujourd’hui de venir visiter l’Ouzbékistan découvrira une ancienne République soviétique méconnaissable : monuments historiques restaurés, routes nouvelles, hôtels flambant neufs. C’est l’Extrême-Orient et l’Extrême-Occident qui ont les premiers compris que l’infrastructure touristique était désormais prête à  recevoir les foules. Il fut une époque o๠Samarcande était la ville préférée des touristes soviétiques après Moscou et Saint-Pétersbourg. Tous les ans, des milliers de touristes venaient des différents coins du pays. Ils se comptent aujourd’hui sur les doigts de la main. Et encore, grâce à  l’agence moscovite “Le Monde des rêves”, qui a ouvert un circuit Asie centrale il y a deux ans, renouant avec la bonne vieille tradition du tourisme à  travers les anciennes Républiques de l’URSS. Ceux qui choisissent l’Ouzbékistan viennent y chercher l’Histoire vivante, loin des musées, o๠elle est souvent emprisonnée, figée. Ici, les mosquées et les mazar (tombeaux) sont toujours des lieux de pèlerinage, comme il y a un millénaire. Les ruelles de la vieille ville sont peuplées de vrais habitants. Les ateliers d’artisans, comme au Moyen Age, abritent des soufflets de forge haletant, des tours de potiers couinant et des cuves de teinturiers glougloutant. Comme si le temps n’existait pas.

Nous avons quitté Tachkent de nuit, alors que, pour l’horloge d’Akmal, nous étions en début de soirée. Ici, le temps ne file pas, il vogue, comme vogue, telle une apparition dans une ruelle, une femme de Boukhara dont le vêtement frôle le sol. Le ciel noir brille de quelques pâles étoiles. Une fine poussière ternit la route, qui longe les caravanes grises des montagnes. Mais au grand jour Samarcande nous éblouit, parée de mille couleurs vives : les coupoles [des mausolées] de Chah-i-Zinda se confondant avec le ciel, le tombeau de Mohammed Kussam ibn-Abbas, prédicateur et cousin du Prophète, les sépultures de pierre des Timourides [dynastie issue de Timour Lang, francisé en Tamerlan, qui régna de 1405 à  1507] couvertes de faà¯ence, or sur turquoise... Le mausolée d’Ibn Abbas n’est pas un simple monument historique, il attire aussi une foule de pèlerins venus implorer la santé, la richesse, une nombreuse descendance. Récitant leur namaz [prière composée de versets du Coran], ils jettent de petits messages au feu qui brà»le dans une cavité du mur. En partant, foule silencieuse, bigarrée, ils comptent les marches qu’ils descendent, suivant une antique superstition paà¯enne.

“Les religions se dissipent comme du brouillard. Les Empires s’effondrent. Mais les travaux des savants demeurent pour l’éternité”, disait Ouloug Beg, né dans le convoi militaire de son grand-père, Tamerlan. La fameuse controverse entre savants et guerriers dure encore. Nous sommes assis sur la place centrale de Samarcande, le Registan [“place de Sable”]. Deux madrasas semblables se font face, illuminées. Elles ont été édifiées au temps de l’émir savant Ouloug Beg [astronome, poète et musicien, il régna de 1409 à  1449] et d’un certain chef militaire nommé Ialangtouch [XVIIe siècle]. La première est fameuse parce qu’Ouloug Beg, auteur des tables stellaires, y a enseigné. L’autre est un monument d’orgueil. “Ialangtouch a fait construire une madrasa telle qu’il a élevé la Terre au zénith du ciel. Elle est l’étendard de leur embellissement réciproque... Les cieux en sont tombés à  la renverse d’étonnement”, est-il inscrit en arabesques sur le portail.

Côté hébergement, les nostalgiques du passé soviétique peuvent bien sà»r toujours opter pour les immenses hôtels de l’époque. Ils ont été rénovés et ne connaissent plus de coupures d’eau chaude. Mais il existe aussi de petites pensions privées, moins chères, o๠la brise nocturne berce les buissons de roses tout contre les fenêtres de votre chambre, mais surtout o๠vous découvrirez l’hospitalité ouzbèke dans toute sa splendeur. Par les sombres nuits chaudes, dans le petit verger de la maison, on vous servira du thé à  n’en plus finir, et on vous parlera de la vie en Ouzbékistan, comme aucun guide ne saura jamais le faire. Même si vous rentrez au milieu de la nuit, la propriétaire endormie ira vous faire bouillir de l’eau pour le thé et réchauffera le plov. Au bout de quelques jours, vous aurez l’impression de faire partie de la famille. Pourtant, vous ne serez qu’un étranger, accueilli comme les voyageurs d’il y a mille ans, qui arrivaient de leurs lointaines forêts nordiques dans cette terre ensoleillée de la Sogdiane iranienne [devenue à  l’arrivée des Turcs, au VIe siècle, la Transoxiane, “le pays au-delà  de l’Oxus”, aujourd’hui la rivière Amou-Daria].

“A Samarcande, pas besoin de tramway. Tout le monde va à  dos d’âne. De petits ânes, si petits que c’en est incroyable”, remarquait avec justesse le héros d’Ilf et Petrov [Ostap Bender, dans Le Veau d’or, 1931] au début du XXe siècle. Il n’y a plus de tramways, ils ont été remplacés par des minivans Daewoo, qui sillonnent la ville. Minuscules, mais très pratiques, ils sont nombreux, fiables, et vous conduisent n’importe o๠en ville en une demi-heure.

Aujourd’hui, l’Ouzbékistan entretient le culte du conquérant militaire Tamerlan et de l’astronome Ouloug Beg. L’un a fait construire des mausolées et des mosquées, l’autre une école et un observatoire. Au centre-ville s’élève une prétentieuse statue de Tamerlan. Et partout des portraits, des portraits... Un gamin de 7 ans, au teint si basané qu’il en est noir, joue au ballon contre un mur. Il s’interrompt un instant quand nous lui demandons de nous traduire la citation figurant sous l’un des portraits : “Je défendrai mon peuple moi-même.” Toutes les statues soviétiques ont été enlevées (Pouchkine est le seul épargné), on s’est lourdement tourné vers l’histoire ancienne, mais on apprend quand même encore le russe. Ici, tout le monde le parle, de l’écolier de la capitale jusqu’au vieillard du village de montagne. Une responsable de bibliothèque de Boukhara, qui donne sans hésiter des indications à  ses assistants en tadjik littéraire, nous salue à  la soviétique, en nous tendant la main et en donnant son nom de famille : Kniazeva. Elle nous explique que la bibliothèque compte encore de nombreux ouvrages russes, mais moins que dix ans auparavant. Ils sont seconds en importance, à  égalité avec les livres tadjiks. Au cours des premières années de l’indépendance [après 1991], les classiques du marxisme et les livres officiels vantant la révolution ont été mis au pilon ; on voulait aussi se débarrasser des Contes des peuples de l’URSS, à  cause de son titre, mais Mme Kniazeva a résisté.

Même si on ajoute l’âge de Moscou aux 300 ans tout neufs de Saint-Pétersbourg, et si l’on additionne l’âge de Kiev, on sera encore loin des millénaires de Boukhara et de Samarcande. Elles ont 5 000 ans à  elles deux. “Avant, à  l’époque de l’URSS, on consacrait cinq jours à  visiter Boukhara et ses environs”, se souvient la guide Dilia Iakoubovna. On parcourait longuement la ville avant de se rendre dans le désert à  dos de chameau. On recommence à  le faire, peu à  peu. A Boukhara, il n’est pas de lieu ou d’édifice qui ne provoque l’admiration, que ce soit la khanako (une maison pour les derviches, ces moines errants) ou les coupoles du marché, les rues, les bains, le minaret de Kalian ou la madrasa Mir-Arab, la statue de Hodja Nasreddine ou le palais d’été de l’émir. Partout, une fantastique richesse de formes architecturales et d’innovations techniques, une monumentalité conjuguée à  la noblesse de l’âge. Sans vouloir contrarier Tamerlan, je crois qu’il a eu tort de transférer sa capitale à  Samarcande, joyeuse et colorée, estimant Boukhara trop conservatrice et réservée.

Chakir, maître forgeron, sort de son atelier, met sa tioubetieà¯ka [couvre-chef d’Asie centrale] et s’assied près de nous. Il croise ses mains, fortes, infatigables, belles. Il affiche un sourire radieux. On voit qu’il est heureux de recevoir des invités. Il ne travaillera plus aujourd’hui. Des touristes étrangers sont là , ils ont jeté un coup d’oeil à  sa forge, soupesé son marteau. “Avant, il y avait des gens extraordinaires, sociables, heureux d’avoir des contacts les uns avec les autres, nous confie usto [maître] Chakir. Aujourd’hui, il n’y a plus que des morts vivants. Tout a changé. Il y avait de si grands écrivains, des poètes, Khayyam, Navoyi, Gogol, Blok, Essenine...” Intarissable, il continue à  nous faire part de ses réflexions : “Je regrette l’URSS. Votre Poutine, il est formidable. On le voit à  la télé. C’est vrai que c’est dur de vivre en Ouzbékistan. Mais, tant qu’on a un métier, on est vivant.” Son métier, il le tient de son père. Chakir le forgeron est installé sous l’une des trois coupoles du marché consacrées aux bijoutiers. Il y a aussi celle des marchands de couvre-chefs et celle des changeurs (datant du XVIe siècle, quand même). Les étrangers sont très nombreux, mais les Russes ont disparu. Alors que du temps de l’URSS... Et Chakir, combien de fois n’est-il pas allé à  Moscou ! Le dur travail de maître Chakir résonne fort et sent le brà»lé. Il sculpte le cuivre, l’acier, le fer. Il forge des sabres, des couteaux et des chandeliers, fait sortir de ses mains des oiseaux au long bec recourbé, des ciseaux à  broder. A notre départ, les douaniers ouzbeks qualifieront ces bijoux d’“objets piquants et tranchants” prohibés et chercheront à  déterminer leur valeur culturelle et historique, qui est indéniable.

Dans la presse russe, l’Ouzbékistan d’Islam Karimov est généralement qualifié de dictature. Ne discutons pas. Mais cette dictature, fortement inspirée du passé soviétique, a aussi ses mérites. Au milieu des années 90, la situation était telle que Saint-Pétersbourg “la mafieuse”, à  côté, semblait un jardin d’enfants. Dans les profondeurs du gouvernement, on décida alors de lutter contre la criminalité. Pendant une année entière, personne ne toucha aux bandits, on se contenta de les surveiller, et un beau jour, en soixante-douze heures, tous furent arrêtés. C’est sans doute une légende. En tout cas, une agression est ici un événement, qui alimente les conversations pendant six mois.

L’Ouzbékistan est bien plus petit que la Russie. La terre disponible, celle qui n’est pas rongée par le désert, est cultivée avec soin. Nous avons parcouru des centaines de kilomètres sans voir la moindre parcelle en friche. Vergers, champs de coton, potagers, et pavots, pavots, pavots... Pour évoquer l’Ouzbékistan, il faudrait plus de mille et une nuits. Pour comprendre l’Orient, il faudrait plus d’une vie. Mais on peut y passer quelques merveilleuses journées. Le temps s’écoule sans hâte, chaque pierre est chargée d’Histoire, les gens portent leur main à  leur coeur pour vous saluer. Cette terre attend le voyageur.

Lilia Moukhamediarova, Victoria Tchoutkova, Orkhan Djemal, Novaà¯a Gazeta, Moscou

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Ouzbékistan/Kirghizistan - par jeff95 - Mar. 26 Août 2003, 14:50
[Pas de titre] - par nard - Mar. 26 Août 2003, 15:55
[Pas de titre] - par Globe - Mar. 26 Août 2003, 16:01
[Pas de titre] - par nard - Mer. 17 Sep 2003, 14:37
[Pas de titre] - par jeff95 - Mer. 17 Sep 2003, 14:39
[Pas de titre] - par nard - Mer. 17 Sep 2003, 14:40
[Pas de titre] - par golgoth - Jeu. 18 Sep 2003, 18:12
[Pas de titre] - par Globe - Mer. 15 Oct. 2003, 08:14
[Pas de titre] - par Globe - Mer. 15 Oct. 2003, 08:16
mon c/r de voyage ... enfin ! - par jeff95 - Jeu. 16 Oct. 2003, 14:32
miam - par pouach - Jeu. 16 Oct. 2003, 14:56
Re: miam - par jeff95 - Jeu. 16 Oct. 2003, 15:04
[Pas de titre] - par pouach - Jeu. 16 Oct. 2003, 15:13
[Pas de titre] - par jeff95 - Jeu. 16 Oct. 2003, 16:16
[Pas de titre] - par nard - Jeu. 16 Oct. 2003, 17:02



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