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Le Havre, une mémoire en béton
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Télérama a écrit :La nouvelle est tombée le 15 juillet dernier, en pleine trêve estivale : Le Havre est désormais inscrit par l'Unesco au Patrimoine mondial de l'humanité. Quoi !? Cette sinistre caricature de la reconstruction d'après guerre, ce béton âpre, cette ville au carré seraient soudain montrés en exemple au monde entier ? Un ange passe... qui, mine de rien, bouscule tout un tas de clichés colportés depuis des décennies à  propos de « Stalingrad-sur-Mer ». Et, d'abord, cette référence systématique, en parlant de la sous-préfecture de Seine-Maritime, à  un supposé urbanisme stalinien. Si le parti communiste a effectivement tenu la mairie pendant trente ans, il n'y est arrivé qu'en 1965, alors que la reconstruction était achevée. Quant aux « cages à  lapins » de cette « ville HLM », elles aussi relèvent du fantasme : dans l'ensemble, les appartements, avec parquet de chêne et double exposition, sont clairs, spacieux, certes un peu sonores (les normes ont changé) ; au Havre, le logement social est ailleurs, dans les quartiers nord, très peu en centre-ville.

Même cet « affreux béton gris » tant décrié demande trois minutes d'attention : malgré ses 50 ans d'âge et la rigueur des vents marins, il n'accuse que peu de rides, de cloques, de fentes et de ferrailles rouillées. Incontestablement, c'est de la belle ouvrage, soignée jusque dans les détails : à  la lumière, si belle quand la marée du soir amène son rai de soleil, les façades révèlent de subtiles teintes roses, ocre, paille, au gré des graviers et sables utilisés, souvent additionnés de poudre de grès, de marbre ou de briques concassées... Auguste Perret (1874-1954), l'architecte en chef de cette reconstruction, était un grand artiste. Et Le Havre, quoi qu'on en pense d'un point de vue purement esthétique, reste, selon les critères de l'Unesco (lire page 70), « une véritable oeuvre du génie créateur humain ».

« La comparaison, fréquente, avec La Courneuve n'a aucun sens ! s'indigne Dominique Dhervillez, le directeur adjoint chargé des grands projets de la Ville. Bien sà»r, le modernisme d'Auguste Perret, mal copié par des promoteurs pressés et peu scrupuleux, a pu perdre son âme. Mais Le Havre, c'est autre chose. » Ce fonctionnaire territorial, architecte de formation, est arrivé ici en 2002, au hasard d'un poste qui se libérait. Tout de suite, il a succombé aux charmes de cette ville rude, brute de décoffrage. Le port, la mer, la lumière y sont pour beaucoup. Mais l'architecture, à  la fois radicale et classique, du centre-ville, aussi. « Auguste Perret, c'est l'inventeur du béton : ce fils d'un communard exilé en Belgique, entrepreneur de travaux publics de son état, est le premier à  s'intéresser à  cette "pierre liquide", un matériau noble qui permet toutes les audaces structurelles », raconte Dominique Dhervillez, qui égrène les grandes réalisations du maître : en 1903, le premier immeuble en béton apparent, rue Franklin, à  Paris, puis le Théâtre des Champs-Elysées (1913), le Mobilier national (1934), le palais d'Iéna (1937, siège actuel du Conseil économique et social). A la Libération, après la destruction totale du Havre par l'aviation britannique, les 5 et 6 septembre 1944, le traumatisme est si fort que le ministre de la Reconstruction doit faire un geste à  la mesure du désastre. Il nomme alors, et c'est un cas unique en France, un seul architecte responsable de toute la reconstruction de la ville : Auguste Perret, 71 ans, sommité de renommée mondiale. L'homme débarque avec ses nombreux disciples, assistants et élèves, qui planchent et grattent des centaines de croquis et de plans. Mais pendant des mois, voire des années, rien ne sort de terre. Entassés dans de méchants baraquements de l'armée américaine, les Havrais s'impatientent. Puis ils voient - enfin ?, hélas ? - pousser des immeubles au carré dans des rues au carré, à  des années-lumière des colombages, recoins et toits en pente que l'on chérit ici, en Basse-Normandie. C'est le malentendu originel : la ville se construit contre ses habitants...

« Elle est belle, pourtant ! soupire Dominique Dhervillez. Rue de Paris, les chapiteaux des colonnes sont tous différents. Avenue Foch, des artistes ont réalisé des bas-reliefs sur chaque immeuble... » Toujours partant pour montrer sa ville, il prend sa voiture, roule au pas, explique, sourd aux coups de klaxon. « Contrairement à  Haussmann, qui mettait toute son esbroufe dans les façades pour abandonner à  l'arrière des cours aveugles et sans charme, chez Perret, un des quatre immeubles qui délimitent chaque îlot est toujours plus bas pour laisser entrer la lumière dans la cour-jardin. » Il s'extasie devant une porte d'entrée, « véritable chef-d'oeuvre de ferronnerie », se perd bientôt dans le ciel, le ciel omniprésent dans les larges artères si claires de ce centre-ville « conçu pour une agglomération de 500 000 habitants, et qui en totalise à  peine 200 000 ». Un vrai nid à  courants d'air par les soirs d'hiver, soit dit en passant. Mais le clou de la visite, c'est l'église Saint-Joseph, austère de loin, fulgurante une fois franchi le seuil. La nef, carrée et relativement petite, est surmontée d'un clocher immense - 106 mètres de haut ! -, complètement évidé de l'intérieur, piqueté d'une myriade de petits vitraux, comme des constellations de confettis de couleur. On touche là  au génie même de Perret : dans ses constructions, tout est visible, les matériaux comme les structures. Il ne triche jamais, lui qui martelait à  ses élèves : « Celui qui cache un poteau est un faussaire. Celui qui fait un faux poteau commet un crime. »

Il fallait donc le réhabiliter, lui qu'injustement l'histoire et, accessoirement, Le Corbusier, l'un de ses anciens élèves jaloux de sa notoriété, avaient poussé dans l'oubli. Mais de là  à  le propulser, via Le Havre, au firmament du Patrimoine de l'humanité, il y avait un pas, vertigineux. Qui, le premier, a eu cette idée ? « Pas moi, avoue, beau joueur, Antoine Rufenacht, le maire UMP, qui reconnaît même avoir été longtemps allergique à  cette architecture. Mais c'est comme la peinture ou la musique, il faut apprendre à  connaître pour apprécier. » Est-il sincère ? Peu importe : en vieux renard, monsieur le maire, ancien ministre, ex-président du conseil régional, a immédiatement saisi le bénéfice symbolique (réconcilier les Havrais avec leur ville) et le gain politique (« le couronnement de ma carrière ! ») qu'il pouvait tirer de cette affaire. Et depuis que l'histoire est dans l'air, il n'a jamais manqué de la soutenir. « Un maire, ça pérore souvent en public. Alors, ces dernières années, à  chaque fois, je finissais avec un petit couplet sur le classement Unesco. Oh, juste sur le ton badin de la boutade, pas comme M. Delanoà« avec ses JO. »

« L'idée de l'Unesco, ce n'est pas moi non plus, concède Daniel Colliard, son prédécesseur communiste à  la mairie, qui insiste cependant. Mon père était métreur sur ces chantiers, j'ai toujours baigné là -dedans, défendu cette architecture. Déjà , en 1974, pour le centenaire de la naissance de Perret, nous avions organisé un colloque. Et puis, en 1994, juste avant de perdre les élections, nous avions mis en place la procédure de classement du centre-ville en zone de protection du patrimoine architectural urbain et paysager, mesure qui oblige les propriétaires, avant tous travaux, à  consulter l'architecte des Bâtiments de France. Je me souviens que Rufenacht s'était esquivé au moment du vote... »

Non, l'idée de ce classement ne vient pas des politiques, mais des hommes de l'art. Lors d'un colloque, au milieu des années 90, à  Venise, des enseignants de l'école d'architecture de la cité des Doges interpellèrent leurs collègues français : « Vous avez une petite merveille, là -bas, au Havre ! » L'idée n'était pas si saugrenue. Les professionnels s'en emparèrent. Dominique Dhervillez et ses services s'attelèrent bientôt à  un dossier « béton ». Le ministère de la Culture, qui, chaque année, ne peut parrainer qu'une seule candidature pour l'Unesco, ne tergiversa pas longtemps : aux quais de la Garonne à  Bordeaux, à  Albi ou aux Causses (qui remettent ça cette année), il préféra Le Havre, beaucoup plus « rock'n'roll ». Un peu lasse des incontournables chefs-d'oeuvre consensuels - Taj Mahal, pont du Gard, Le Mont-Saint-Michel... -, l'Unesco adora faire du Havre la deuxième ville du XXe siècle classée, après Brasà­lia.

Bien sà»r, la ville, émue, a porté tout l'été les couleurs de l'Unesco ; évidemment, les Havrais, dans la rue, connaissent la nouvelle, et la trouvent plutôt bonne ; même les autres, ailleurs, ont eu vent de l'affaire puisque l'office du tourisme a enregistré 60 % de visiteurs supplémentaires... Et pour la suite ? Curieusement, Antoine Rufenacht semble décontenancé, évoque, hésitant, « une grande fête au printemps prochain », s'interroge sur « une mise en lumière » de l'architecture, insiste sur « les heures d'ouverture » de l'église Saint-Joseph... Surtout, il espère que l'image « attirera des entreprises » et mise beaucoup sur les tour-opérateurs et les croisières. D'ailleurs, pour les attirer au-delà  du béton Perret, la mairie n'a pas hésité à  concéder au groupe Partouche l'exploitation d'un casino, qui s'installe bientôt - le symbole est cocasse - dans l'ancienne chambre de commerce. Autre projet destiné à  Â« renforcer l'attractivité de la ville à  l'échelon régional », les docks Vauban - de grands hangars désaffectés - vont devenir, joliment restaurés, centre commercial avec jardinerie et grande surface de bricolage. Et, tout autour, dans les quartiers sud, jusqu'alors plutôt défavorisés, il est prévu du logement, chic et loft, et des bureaux pour le tertiaire... Et côté culture ? Rufenacht répond : « Gaumont nous a promis de déménager aux docks Vauban son multiplexe de Montivilliers [une ville de l'agglomération, qui apprécie moyennement, NDLR]. » Puis le maire embraye sur son autre projet phare : le Centre de la mer et du développement durable, une tour de 120 mètres de haut et 30 millions d'euros, au bord de l'eau, signée Jean Nouvel, avec, tout en bas, un espace pédagogique et, tout en haut, un restaurant panoramique.

Jérôme Deschamps, porte-parole local des Verts, enrage : « Je ne vois pas en quoi prendre l'ascenseur pour aller déjeuner en altitude constitue un symbole du développement durable... » Un autre n'est pas content : Daniel Paul, député communiste, soufflé de voir tant d'argent investi dans une opération de prestige alors que beaucoup d'habitants vivent dans une grande précarité. Discours attendu d'un opposant de gauche. Mais l'élu, qui a vu la suppression du festival Juin dans la rue, de Festivague, et la fermeture des onze centres « loisirs et culture » dans les quartiers, a d'autres griefs : « Pourquoi, dans les nombreuses friches du port, n'accueillerait-on pas des artistes en résidence ? » Hélas, il est loin le temps (1850) o๠la Ville offrait une bourse à  un jeune peintre local, un certain Eugène Boudin, pour aller se former pendant quatre ans à  la capitale. Bien loin aussi celui o๠le musée municipal n'hésitait pas à  acheter de la peinture fraîche : L'Avant-port du Havre vu par Pissarro, en 1903, ou des Nymphéas de Monet, en 1911. Aujourd'hui, si les édiles débloquent des fonds pour acheter un Courbet - qui aura sa place dans les superbes collections du musée André-Malraux (1) -, ils refusent de signer une convention avec le Spot, centre d'art contemporain qui fait un formidable travail de défrichage et de pédagogie (2). Même le Volcan, la scène nationale, installé en centre-ville dans l'étrange objet de l'architecte brésilien Oscar Niemeyer (1982), doit se battre pour obtenir la reconduction à  l'identique des subventions municipales, ce qui, avec 2,5 % d'inflation, correspond de fait à  une baisse réelle... Décidément, côté culture, la onzième ville de France n'est pas très décoiffante.

Au visiteur qui insiste, on finit alors par sortir « le seul artiste labellisé Le Havre » : Little Bob. Un monument historique, banane plus sel que poivre, 63 piges dont trente de scène, qu'il va fêter cette année (3). De son jardin d'herbes folles, le vieux rocker ne voit pas les pelleteuses et les bobos qui grignotent peu à  peu son quartier. Il s'en fiche, de Perret, du classement, de la tour Nouvel et du tintamarre. Même s'il continue d'aimer cette ville ; certains soirs, il prend la voiture, musique en sourdine, et va sur le port de commerce voir les porte-conteneurs, gros comme des cathédrales, venus de l'autre bout du monde, qui manoeuvrent au millimètre au milieu d'une flottille d'Abeille. Au Havre, il a raison, le plus beau, c'est le port, la nuit, avec, juste derrière, les lumières rouges des cheminées de la centrale thermique...


Luc Le Chatelier
[Image: gyrophare-petit.gif]
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